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L’Histoire des Jumelles (conclusion)
Nous retrouvâmes le palais tel qu’en nos souvenirs. Un peu plus resplendissant peut-être, encore plus riche des butins ramenés des terres conquises, un peu plus somptueusement décoré de tissus précieux et de fresques aux couleurs vives. Les esclaves s’y pressaient, deux fois plus nombreux, leurs minces corps nus parés d’or et de pierreries.
« Dans la cellule somptueuse où l’on nous installa, nous fûmes traitées royalement.
« Au coucher du soleil, nous entendîmes les acclamations qui chaque soir, saluaient l’apparition du Roi et de la Reine au palais. Toute la Cour venait s’incliner et chanter des hymnes à la beauté des souverains déifiés, à la blancheur de leur peau, à l’éclat de leurs cheveux, à leurs corps miraculeusement ressuscites après l’attaque des conjurés. Le palais entier résonnait de ces louanges.
« Ce cérémonial achevé, nous fûmes conduites dans les appartements privés du couple royal, et là, à la lueur des rares lampes, tenues éloignées, nous pûmes constater de nos propres yeux l’horrible métamorphose.
« Nous vîmes deux êtres pâles mais magnifiques, semblables en tous points à ce qu’ils étaient auparavant, si ce n’était ce halo luminescent qui les entourait. Leur peau n’avait plus que l’apparence de la peau et leur esprit ne leur appartenait plus complètement. Pourtant, ils étaient beaux. Oui, d’une beauté radieuse. On aurait dit que la lune était descendue du firmament pour les sculpter de sa lumière. Dans leur chambre au mobilier d’or, ils se tenaient majestueux, drapés de soie, et leur regard avait l’éclat de l’obsidienne. Quand le Roi se mit à parler, sa voix aussi nous parut changée, plus douce et mélodieuse.
« – Khayman vous a dit ce qu’il était advenu de nous. Un grand miracle s’est produit, car nous avons triomphé d’une mort certaine. Désormais nous ne sommes plus soumis aux limitations propres aux êtres humains, et nous voyons et comprenons des vérités jusque-là insoupçonnées.
« Mais la Reine ne put donner le change plus longtemps. Dans un sifflement venimeux, elle nous apostropha :
« – Je vous somme de nous expliquer ce que votre esprit nous a fait !
« Nous étions plus que jamais en danger face à ces monstres, et j’essayai de mettre silencieusement en garde Mekare, mais la Reine éclata de rire.
« -Tu crois sans doute que je ne sais pas ce que tu penses ! dit-elle.
« Le Roi tenta de la faire taire :
« Laisse-les utiliser leurs pouvoirs. (Puis se tournant vers nous il ajouta :) Vous savez que nous vous avons toujours respectées.
« – Oui, ricana la Reine. Et en récompense, vous nous avez jeté ce maléfice.
« Je niai aussitôt, je leur jurai que nous avions tenu parole, et qu’après avoir quitté leur royaume, nous étions retournées chez nous. Et tandis que Mekare continuait à les fixer, je les suppliai de me croire. Si l’esprit les avait persécutés, c’était de sa propre initiative.
« – Sa propre initiative ! persifla la Reine. Que veux-tu dire par là ? Que nous est-il arrivé ? Que sommes-nous devenus ?
« Puis elle retroussa ses lèvres et nous montra ses minuscules crocs aussi aiguisés que des lames. Le Roi fit de même.
« – Oui, nous sommes des suceurs de sang, murmura-t-il. Savez-vous ce qu’est cette soif que rien ne peut étancher ? Trois, quatre hommes meurent chaque nuit pour l’assouvir et pourtant, quand nous nous couchons au matin, elle nous torture encore.
« La Reine avait saisi ses cheveux à pleines mains et paraissait sur le point de hurler. Mais le Roi lui emprisonna doucement les poignets.
« – Éclairez-nous, Mekare et Maharet, nous enjoignit-il, afin que nous comprenions cette métamorphose et tentions d’en user pour le bien de nos sujets.
« – Oui, dit la Reine, faisant un effort pour se ressaisir. Une telle chose ne se produit pas sans raison...
« Puis, à bout d’arguments, elle se tut. Il semblait que son esprit pragmatique, mesquin et toujours en quête de justifications, ne fonctionnait plus soudain, alors que le Roi, lui, continuait à s’accrocher à ses illusions, comme le font souvent les hommes, jusque tard dans leur vie.
« Mekare s’avança, posa ses mains sur les épaules du souverain et ferma les yeux. Puis elle procéda de même avec la Reine, ignorant le regard assassin que celle-ci lui décochait.
« – Raconte-nous ce qui s’est passé, lui demanda-t-elle. De quoi te rappelles-tu ? Qu’as-tu vu exactement ?
« Le visage crispé et méfiant, la souveraine gardait le silence. Si sa beauté avait été exaltée par la sombre transfiguration, il émanait d’elle maintenant quelque chose de repoussant. Au lieu d’être la fleur, elle n’en était que la réplique moulée dans la cire blanche. Et tandis qu’elle réfléchissait, ses pensées m’apparurent ténébreuses et malveillantes ; instinctivement, je me rapprochai de Mekare, pour la protéger d’un éventuel danger. Mais Akasha sortit de son mutisme.
« – Ils étaient venus pour nous tuer, les félons ! commença-t-elle à raconter. Ils comptaient accuser l’esprit. Et tout cela pour pouvoir de nouveau se nourrir de chair humaine, de la chair de leurs pères et de leurs mères et de celle qu’ils aimaient chasser. Ils sont entrés dans la maison et ils m’ont frappée de leurs dagues, moi leur souveraine toute-puissante ! (Elle s’arrêta comme si elle revoyait la scène se dérouler sous ses yeux.) J’ai senti chacun de leurs coups, chacune de leurs lames me transpercer. Nul n’aurait pu survivre à de telles blessures, et quand je me suis écroulée sur le sol, j’ai su que c’était la fin ! M’entendez-vous ? J’ai su que rien ni personne ne pourrait me sauver. Je me vidais de mon sang, mais tandis que la mare dans laquelle je baignais s’élargissait, j’ai eu soudain conscience de ne plus être dans mon corps supplicié. Je l’avais déjà quitté, la mort m’avait saisie et m’aspirait à travers un immense tunnel, au bout duquel la souffrance n’existerait plus.
» Je n’avais pas peur, je ne ressentais plus rien. J’ai regardé en bas et contemplé mon visage blême, mon corps ensanglanté. Cela me laissait indifférente. J’étais libérée de mon enveloppe charnelle. Mais soudain, quelque chose s’est emparé de moi, de mon âme invisible. Le tunnel avait disparu, j’étais prise dans des rets. J’en ai repoussé les mailles de toutes mes forces, mais elles n’ont pas cédé, elles se sont seulement relâchées, et je me suis retrouvée emprisonnée, incapable de m’élever davantage.
» Quand j’ai voulu crier, j’avais réintégré mon corps ! Je souffrais le martyre comme si les dagues me labouraient la chair de plus belle. Mais le filet, ce grand filet, m’enserrait toujours, et au lieu de s’étendre à l’infini comme avant, il s’était rétracté et sa trame était aussi serrée que celle d’un voile de soie.
» Et tout autour de moi, cette chose, palpable et pourtant invisible, tourbillonnait tel un vent furieux, me soulevant, me plaquant contre le sol, me faisant rouler sur moi-même. Le sang jaillissait de mes blessures et imprégnait le voile ainsi qu’il l’aurait fait de n’importe quel tissu.
» La chose jusque-là transparente était à présent imbibée de sang et elle m’apparut, monstrueuse, informe, démesurée. Et pourtant, elle avait une autre propriété, un cœur semblait-il, un noyau minuscule et incandescent qui m’avait pénétrée et s’affolait en moi comme un animal traqué, se cognant et se convulsant, me labourant les entrailles de ses pattes griffues. Je me lacérai de mes ongles, tentant de m’éventrer pour l’extirper de moi.
» On aurait dit que la partie invisible de cette entité, le nuage de sang qui m’enveloppait, était dépendante de ce noyau microscopique qui vrillait à l’intérieur de mon corps, passant de mes mains à mes pieds pour remonter l’instant d’après le long de ma colonne vertébrale.
» Je suis en train de mourir, ai-je songé. Alors j’ai basculé dans l’obscurité totale et le silence ! La chose avait eu raison de moi, j’en étais certaine, j’allais m’élever de nouveau dans les cieux... Mais subitement, mes yeux se sont ouverts et je me suis redressée, comme si rien ne s’était passé. Tout m’est apparu avec une netteté extraordinaire ! Khayman, la torche aveuglante qu’il tenait à la main, les arbres du jardin. Quelle étrange sensation, comme si jamais auparavant je n’avais vu le monde tel qu’il était vraiment ! La douleur s’était évanouie. Seule la lumière me blessait les yeux ; je ne pouvais supporter son éclat. Cependant, j’avais été arrachée à la mort. Mon corps transfiguré resplendissait dans toute sa perfection. Si ce n’était cette...
« Elle s’interrompit brusquement. Un moment, elle regarda droit devant elle, comme perdue dans ses pensées.
« – Khayman vous a raconté la suite, reprit-elle tout en jetant un coup d’œil au Roi qui l’observait, essayant, lui aussi, de comprendre ses paroles. C’est votre esprit qui a cherché à nous détruire, mais un pouvoir plus puissant est intervenu et a entravé son action diabolique.
« Encore une fois, elle hésita, et le mensonge ne put franchir ses lèvres. Son visage ne fut plus soudain qu’un masque menaçant.
« – Dites-nous, sorcières, ô sages sorcières, implora-t-elle d’un ton doucereux, vous pour qui l’univers n’a pas de secrets, comment appelle-t-on ce que nous sommes devenus ?
« Mekare soupira et se tourna vers moi. Je savais qu’elle avait peur de parler. La vieille prédiction des esprits me remonta à la mémoire. Les souverains égyptiens nous interrogeraient, et si nous répondions avec franchise, ils se mettraient en colère et nous détruiraient...
« La Reine s’assit, la tête penchée. Et ce fut alors, alors seulement, que sa tristesse profonde émergea du fond de son être. Le Roi nous adressa un sourire las.
« – Nous souffrons, grandes magiciennes, dit-il. Nous supporterions mieux cette métamorphose si seulement nous la comprenions. Vous qui communiez avec l’invisible, éclairez-nous. Aidez-nous, nous vous en prions, car jamais, vous le savez, nous n’avons eu l’intention de vous blesser, nous voulions seulement propager la vérité et la loi.
« Nous ne nous arrêtâmes point sur la stupidité de cette dernière déclaration, qui érigeait le massacre systématique en vertu suprême, Mekare se contenta de demander au Roi de lui décrire à son tour ce dont il se rappelait.
« Son récit vous semblera à tous familier. Il nous raconta comment au seuil de la mort il avait goûté le sang de sa femme qui ruisselait sur son visage, comment il avait senti son corps reprendre vie et le désir du sang le tenailler, comment il avait absorbé le nectar qu’Akasha lui avait donné et comment il l’avait rejointe dans l’abomination. Mais pour lui, il n’y avait eu ni mystérieux nuage de sang, ni noyau fouaillant ses membres et ses viscères, seulement la brûlure de la soif.
« – Une soif atroce, dit-il, en baissant lui aussi la tête.
« Un moment, nous nous dévisageâmes en silence, Mekare et moi. Puis, comme toujours, elle prit la parole la première :
« – Nous ne connaissons aucun nom qui puisse vous désigner, nous n’avons jamais entendu parler d’un tel phénomène. Pourtant, ce qui s’est passé est simple, poursuivit-elle, les yeux fixés sur la Reine. Quand elle a senti la mort venir, ton âme a cherché à s’enfuir, à échapper à la souffrance. Or tandis qu’elle s’élevait, l’esprit Amel, invisible lui aussi, l’a capturée. Normalement, il lui aurait été facile de maîtriser cette entité attachée à la terre et de s’évader vers les royaumes dont nous ne savons rien.
» Mais cet esprit subissait depuis longtemps une lente et insidieuse transformation. Une transformation imprévisible. Il avait goûté au sang des humains qu’il avait piqués et tourmentés. Et dans ton corps inanimé couraient encore quelques gouttes de sang en dépit de tes blessures, de même qu’y brûlait toujours une étincelle de vie.
» Alors, l’esprit, dévoré par sa soif nouvelle, a plongé dans ta chair, tandis que sa masse invisible demeurait couplée à ton âme.
» Pourtant, en cet instant encore, tu aurais pu triompher de lui et le chasser, comme le font les possédés. Mais son noyau – cette particule de matière d’où les esprits tirent leur énergie inépuisable – a été soudain, et pour la première fois, gorgé de sang. Le processus de fusion en a été amplifié et accéléré, et ton sang a aussitôt irrigué sa substance invisible, d’où le nuage de sang que tu as vu.
» Cependant, la douleur que tu as ressentie, cette douleur qui s’est propagée dans tes membres, est plus révélatrice encore. Car alors que la mort allait s’emparer de ton corps, le noyau de l’esprit s’est fondu dans ta chair, de même que son énergie s’était déjà unie à ton âme. Il a trouvé un endroit, un organe où la matière s’est mêlée à la matière comme l’esprit s’était déjà mêlé à l’esprit. Et une nouvelle forme de vie est apparue.
« – Alors son cœur et mon cœur ne font plus qu’un, murmura la Reine.
« Elle ferma ses paupières et posa la main sur sa poitrine.
« Son raisonnement nous sembla simpliste mais nous gardâmes pour nous cette appréciation. Nous ne croyions pas que le cœur fût le siège de l’intelligence et des émotions. Pour nous, c’était le cerveau qui tenait ce rôle. A ce moment-là, Mekare et moi eûmes en même temps la terrible vision du cœur et du cerveau de notre mère piétinés dans les cendres et la poussière.
« Mais nous repoussâmes ce sombre souvenir. L’idée que notre souffrance puisse être perçue par ceux qui en étaient la cause nous était odieuse.
« Le Roi continua de nous presser de questions.
« – Très bien, dit-il. Vous avez expliqué ce qui est survenu à Akasha. L’esprit est en elle, son cœur peut-être implanté dans le sien. Mais qu’en est-il de moi ? Je n’ai pas ressenti la même douleur, la même sensation de déchirement. Je n’ai ressenti que... que la soif quand ses mains ensanglantées ont frôlé mes lèvres.
« Il échangea un coup d’œil avec sa femme. La honte, la répulsion que leur inspirait cette soif était évidente.
« – Pourtant Amel est aussi en toi, répondit Mekare. Même si son noyau habite le seul corps de la Reine.
« – Comment est-ce possible ? demanda le Roi.
« – La partie invisible de cet esprit est immense, expliqua Mekare. Si tu avais pu la voir, au moment de la métamorphose, tu aurais constaté qu’elle s’étendait à l’infini.
« – C’est vrai, avoua la Reine. C’était comme si le filet couvrait tout le ciel.
« – C’est seulement en comprimant leur masse énorme que les esprits parviennent à exercer une certaine force physique, reprit Mekare. Sinon, ils sont comme les nuages qui s’étendent jusqu’à l’horizon, bien plus grands même. Ils se sont parfois vantés devant nous d’être sans limites, mais nous en doutons.
« Le Roi ne quittait pas son épouse des yeux.
« – Mais comment le libérer ? interrogea Akasha.
« – Oui, comment nous en débarrasser ? renchérit le Roi.
« Ni ma sœur ni moi ne souhaitions répondre, car nous devinions que nos paroles allaient les atterrer.
« – Détruis ton propre corps, finit par dire Mekare à la Reine, et tu détruiras le démon en même temps.
« Le Roi, incrédule, dévisagea Mekare.
« – Détruire son propre corps ! répéta-t-il.
« Désemparé, il se tourna vers sa femme.
« Mais Akasha, elle, souriait amèrement. Ces mots ne la surprenaient pas. Longtemps elle resta silencieuse, nous fixant de ses yeux brûlants de haine. Elle considéra un instant le souverain, puis s’adressa de nouveau à nous.
« – Nous sommes des choses mortes, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Si l’esprit nous abandonne, nous ne survivrons pas ? Nous ne mangeons plus, nous ne buvons plus, si ce n’est le sang qu’il réclame. Nos corps ne rejettent aucun excrément. Nous n’avons changé en rien depuis cette nuit d’horreur. Nous ne sommes plus des êtres vivants.
« Mekare se tut. Je savais qu’elle les étudiait, s’efforçant de les voir comme une magicienne en avait le pouvoir, laissant le calme se faire autour d’eux, afin de capter les plus infimes détails qui échappent à l’attention du commun. Elle les scruta ainsi longuement et quand elle entra en transe, elle se mit à parler d’une voix sourde et monocorde.
« – L’esprit ronge votre corps telle la flamme le bois, tels les vers une carcasse. Il ronge, dévore, consume, et son œuvre de destruction se poursuit, inéluctable, depuis la fusion initiale. Il a fait de vous les creusets incandescents de cette alchimie, voilà pourquoi vous ne pouvez supporter le feu du soleil.
« – Ni l’éclat d’une torche, soupira le Roi.
« – Ni même celui d’une bougie, ajouta la Reine.
« – Oui, dit Mekare dans un souffle, sortant de son état de transe. Vous êtes morts, et pourtant vous êtes vivants ! Si vos blessures ont guéri de la manière dont vous le rapportez ; et toi, Reine, si tu as arraché le Roi aux ténèbres ainsi que tu l’affirmes, alors il se peut que vous ayez vaincu la mort et que rien ne puisse plus vous détruire... hormis la brûlure du soleil !
« – Non, cela ne peut pas continuer, gémit le Roi. Cette soif, cette soif torturante !
« Mais la Reine eut à nouveau un sourire amer.
« – Ces corps n’ont plus de vie propre, ils ne sont que les dépouilles dont ce démon s’est revêtu...
« Elle nous observa, les lèvres tremblantes.
« – A moins que nous ne soyons devenus des dieux véritables, proclama-t-elle.
« – Répondez, sorcières ! insista le Roi. Se peut-il que nous soyons des divinités maintenant, nos attributs ne sont-ils pas l’apanage des seuls dieux ? (Il souriait en disant ces mots tant il désirait y croire.) Lorsque votre démon a cherché à nous détruire, se pourrait-il que nos dieux soient intervenus ?
« Une lueur perfide brilla dans le regard de la Reine. Elle aimait cette hypothèse, sans en être totalement dupe.
« Mekare se tourna vers moi. Elle voulait qu’à mon tour j’étende mes mains sur eux et perce leur mystère. Elle avait pressenti autre chose, mais elle n’en était pas certaine. Et en effet, bien que moins douée qu’elle pour la parole, je possédais des pouvoirs de divination supérieurs aux siens.
« Je m’avançai et touchai leur peau blême, malgré la répulsion qu’elle m’inspirait, le dégoût qu’eux-mêmes m’inspiraient pour ce qu’ils nous avaient infligé, à nous et à notre peuple. Je les touchai puis me reculai et les fixai. L’œuvre de destruction dont Mekare avait parlé m’apparut aussitôt. Je pouvais même entendre l’esprit s’agiter inlassablement à l’intérieur de leurs corps. Je fis le silence en moi, je me libérai de toute idée préconçue et de toute peur, et tandis que le calme annonciateur de la transe se répandait en moi, je laissai les mots franchir mes lèvres.
« – Il veut d’autres humains, dis-je.
« C’était bien ce que Mekare avait soupçonné.
« – Mais nous lui en sacrifions autant que nous pouvons ! s’écria la Reine.
« Ses joues pâles s’empourprèrent soudain, et le Roi rougit, lui aussi. Je compris alors, à l’instar de Mekare, que lorsqu’ils buvaient le sang, ils ressentaient un plaisir extatique. Une volupté que jamais, ni dans le secret de leur alcôve, ni à la table de banquet, ils n’avaient connue. Et là était la raison de leur honte. Non pas dans l’acte barbare de tuer, non pas dans ce monstrueux carnage ; non, dans le plaisir qui les envahissait.
« Mais ils avaient mal interprété mes paroles.
« – Il veut qu’augmente le nombre de vos semblables, rectifiai-je. Il veut croître et donner naissance à d’autres buveurs de sang. Il est trop grand pour être confiné dans deux corps seulement. La soif ne deviendra supportable que lorsque vous aurez engendré des êtres de votre espèce pour la partager avec vous.
« – Non, cria la Reine, c’est impensable !
« – Cela ne peut pas être aussi simple ! renchérit le Roi. Nous avons tous deux été faits dans ce même terrible instant où nos dieux ont affronté le démon, et où ils l’ont vaincu.
« – Je ne le pense pas, répondis-je.
« – Tu veux dire, demanda la Reine, que si nous donnons notre sang à boire à d’autres, nous leur transmettrons cette monstruosité ?
« Elle se remémorait maintenant chaque détail de la scène. Le Roi à l’agonie, son pouls qui s’affaiblissait, puis le sang giclant dans sa bouche.
« – Mais je n’ai pas assez de sang pour faire une chose pareille, objecta-t-elle.
« Alors elle songea à la soif et à tous ces êtres sacrifiés pour l’étancher. Et tout devint limpide pour nous : c’était la Reine qui, la première, avait bu le sang de son époux avant que lui-même n’absorbe le sien, ainsi s’était accompli l’échange démoniaque. Et la métamorphose n’avait été possible que parce que le Roi était aux frontières de la mort, donc plus réceptif, et que son âme, cherchant à s’échapper, s’offrait aux tentacules invisibles d’Amel.
« Bien évidemment, tous deux lisaient nos pensées.
« – Je n’en crois rien, dit le Roi, les dieux ne l’auraient pas permis. Nous sommes les souverains de Kemet. Châtiment ou bénédiction, cette transmutation magique était écrite dans le grand livre de notre vie.
« Il se tut un instant, puis reprit avec la plus entière sincérité.
« – Ne comprenez-vous donc pas, sorcières, que telle était notre destinée ? Il était écrit que nous envahirions votre terre, vous ramènerions ici, vous et votre démon, afin que se réalise ce grand miracle. Nous souffrons, il est vrai, mais nous sommes des dieux maintenant : le feu sacré nous dévore, et nous en rendons grâces au ciel.
« J’essayai d’empêcher Mekare de parler. Je lui serrai très fort la main. Mais ils savaient déjà ce qu’elle avait l’intention de dire. Seule la conviction qui l’habitait les ébranlait.
« – Ce feu peut être transmis à n’importe qui, dit-elle, si les mêmes conditions se présentent, si l’homme ou la femme agonise et que l’esprit peut saisir son âme.
« Ils nous dévisageaient sans un mot. Le Roi secoua la tête. La Reine se détourna avec horreur.
« – S’il en est ainsi, murmura le Roi, alors d’autres peuvent essayer de nous l’arracher ?
« – Bien sûr, répondit Mekare, si cela doit les rendre immortels. Qui ne voudrait pas le devenir ?
« En entendant ces paroles, le Roi eut un haut-le-corps et se mit à arpenter la pièce. Puis il observa un instant son épouse qui fixait le vide comme quelqu’un au bord de la folie, et s’adressa doucement à elle :
« – Alors nous savons ce qu’il nous reste à faire. Nous ne pouvons pas accepter d’engendrer une telle race de monstres !
« Mais la Reine, porta les mains à ses oreilles et, la tête renversée en arrière, les doigts repliés comme des serres, elle poussa un hurlement qui se transforma en sanglot, puis en râle de douleur.
« Mekare et moi, serrées l’une contre l’autre, reculâmes dans un coin de la salle. Tremblante, Mekare fondit en pleurs, elle aussi, et je sentis les larmes me monter aux yeux.
« – C’est vous les responsables de cette abomination ! rugit la Reine d’une voix qui n’avait plus rien d’humain.
« Alors que dans sa fureur, elle cassait tout ce qui se trouvait sur son passage, nous comprîmes qu’elle agissait sous l’emprise d’Amel, car la force qu’elle déployait était surhumaine. Les miroirs volaient au plafond, les meubles dorés s’écroulaient sous ses poings.
« – Puissiez-vous être condamnées pour l’éternité à errer dans le monde des ténèbres parmi les démons et les bêtes féroces ! nous maudit-elle. Sorcières ! Créatures abjectes ! Vous affirmez ne pas avoir voulu notre perte ; mais dans le secret de votre âme vous l’avez appelée de vos vœux. Vous nous avez envoyé ce démon. Il a lu le désir de vengeance dans votre cœur, comme j’y lis en ce moment même la haine que vous nous vouez.
« Le Roi la prit dans ses bras, la baisa au front, tenta de l’apaiser.
« Mais elle se dégagea de son étreinte et nous regarda, les yeux brillants de larmes de sang.
« – Vous mentez, tout comme vos démons ont menti, explosa-t-elle. Comment osez-vous prétendre qu’un événement pareil ait pu se produire fortuitement. Ne vois-tu pas, ajouta-t-elle en s’adressant au Roi, combien nous avons été stupides de prêter foi aux divagations de ces simples mortelles, dont les pouvoirs ne sont rien comparés aux nôtres ! Certes, nous sommes de jeunes divinités et nous devons apprendre à démêler les desseins du ciel. Mais nous avons été élevés à la gloire éternelle, les dons qui nous ont été accordés en sont la preuve.
« Nous ne répondîmes pas. Un instant, je songeai même que ce serait une bénédiction si elle pouvait vraiment croire à cette fable. Quant à moi, tout ce que je savais c’était qu’Amel le malin, le cruel, le stupide, le borné, avait maladroitement déclenché ce désastre et que peut-être, l’humanité entière en subirait les conséquences. Les injonctions de ma mère me revinrent à la mémoire, toutes nos souffrances également. Puis des pensées m’assaillirent, des pensées si virulentes contre le Roi et la Reine que je dus me cacher la tête dans les mains et essayer de faire le vide dans mon esprit, de crainte d’avoir à affronter leur terrible courroux.
« Mais la Reine s’était déjà désintéressée de nous, elle avait appelé la garde pour qu’on nous emmène et annoncé que le lendemain, elle rendrait jugement devant toute la Cour assemblée.
« Tandis qu’elle nous foudroyait du regard, les soldats se saisirent brutalement de nous, et nous jetèrent au fond d’un cachot, comme de vulgaires criminelles.
« Mekare m’attira alors dans ses bras et me dit que jusqu’au lever du jour nous ne devions plus penser à rien qui risque de nous nuire. Nous chanterions nos vieilles mélopées et marcherions de long en large afin que même nos rêves ne puissent offenser les souverains.
« Jamais je ne l’avais vue aussi effrayée. De nous deux, elle avait toujours été la plus combative alors que j’avais tendance à me montrer craintive et à imaginer le pire.
« Mais quand l’aube pointa, quand elle fut sûre que nos bourreaux avaient rejoint leur retraite secrète, elle s’effondra en larmes.
« – Tout est ma faute, Maharet, sanglota-t-elle. C’est moi qui leur ai envoyé Amel. Je ne le voulais pas, mais ce démon a lu dans mon cœur ; exactement comme l’a dit la Reine.
« Elle n’arrêtait pas de se faire des reproches. C’était elle qui avait parlé à Amel, elle qui l’avait encouragé, aiguillonné, flatté. Elle avait souhaité que sa colère s’abatte sur les Égyptiens et il l’avait entendue.
« Je tentai de la réconforter, de lui rappeler que personne ne pouvait maîtriser les élans de son cœur, qu’Amel nous avait une fois déjà sauvé la vie, que les choix de chacun sont souvent impénétrables et que nous devions désormais bannir tout remords et penser seulement à notre avenir. Au moyen de nous enfuir de ce palais, d’obtenir que ces monstres nous libèrent. Nos bons esprits ne leur feraient plus peur maintenant, il était donc inutile de recourir à eux. Nous devions réfléchir, élaborer un plan, agir.
« Khayman, dont j’avais espéré secrètement la venue, finit par apparaître, plus abattu que jamais.
« – Vous êtes perdues, magiciennes ! nous dit-il. Vos paroles ont plongé le Roi et la Reine dans le plus grand désarroi ; avant l’aube, ils sont allés prier au temple d’Osiris. Ne pouviez-vous leur donner quelque espoir que cesse cette abomination ?
« – Il n’y a qu’une seule issue, Khayman, murmura Mekare. Les esprits me sont témoins que je ne t’incite en rien à accomplir cet acte, mais si tu veux mettre fin à leurs tortures, il te faut détruire tes souverains. Trouve leur refuge et laisse le soleil les embraser, le soleil que leur nouveau corps ne peut supporter.
« Terrifié à l’idée d’une telle forfaiture, Khayman battit en retraite, non sans s’être retourné une dernière fois pour nous regarder.
« Ô mes chères sorcières soupira-t-il, pardonnez-moi ! J’ai vu l’indicible, et pourtant je n’ose accomplir cet acte.
« Les heures passèrent, nous étions dans les affres, car, nous le savions, la mort nous attendait. Mais nous ne regrettions rien de ce que nous avions dit ou fait. Allongées dans le noir l’une contre l’autre, nous chantions de nouveau les vieilles chansons de notre enfance, les chansons de notre mère ; je pensais à ma fille et j’essayais de la rejoindre, de m’évader par l’esprit de cet endroit ; mais sans l’aide de nos breuvages, j’en étais incapable. Je n’avais pas encore acquis ce pouvoir.
« Enfin, le jour déclina. Nous entendîmes bientôt les hymnes qu’entonnait la foule tandis qu’approchaient le Roi et la Reine. Les soldats vinrent nous chercher. Dans la grande cour du palais, là où Khayman nous avait déshonorées, devant la même assistance, nous fûmes amenées, les mains de nouveau liées.
« Cette fois il faisait nuit, les flammes des lampes luisaient faiblement entre les arcades, et une lumière lugubre jouait sur les fleurs de lotus dorées des piliers et les silhouettes peintes qui recouvraient les murs. Le couple royal gravit les marches du trône, et l’assemblée s’agenouilla. Les soldats nous obligèrent à nous prosterner, nous aussi. Alors la Reine s’avança et commença à parler.
« D’une voix frémissante, elle dit à ses sujets que nous étions des sorcières abominables, que nous avions lâché sur le royaume le démon qui avait tourmenté Khayman et essayé ses tours maléfiques sur leurs souverains en personne. Mais alors Osiris, le plus ancien de tous les dieux, plus puissant même que le dieu Râ, avait vaincu cette force diabolique et élevé le Roi et la Reine à la gloire céleste.
« Le dieu illustre ne pouvait donc se montrer clément envers, ces sorcières qui avaient tant affligé son peuple bien-aimé, il exigeait un châtiment exemplaire.
« – Mekare, décréta-t-elle, en punition de tes mensonges impies et de tes palabres avec les démons, la langue te sera arrachée. Et toi, Maharet, pour les funestes chimères auxquelles tu as tenté de nous faire croire, les yeux te seront ôtés ! Et toute la nuit, vous serez ligotées ensemble, afin que chacune, celle qui ne peut parler et celle qui ne peut voir, entende les pleurs de l’autre. Puis demain, lorsque le soleil sera au zénith, sur la place du palais, afin que tous assistent à votre supplice, vous serez brûlées vives ! Car, sachez-le, le mal ne triomphera pas des dieux d’Égypte et de leurs souverains élus, puisque, par leur grâce, nous sommes Roi et Reine des Cieux et : œuvrons pour le bien de tous !
« Interdite, j’écoutai la sentence. Ma peur, mon chagrin étaient sans bornes. Cependant, Mekare se rebella aussitôt. Échappant à ses gardiens, elle s’approcha du trône. Tandis que montait de l’assistance un murmure scandalisé, elle déclara, les yeux levés vers les étoiles :
« – Que les esprits me soient témoins, puisque leur appartient la connaissance du futur – celui qui est écrit et celui que trace ma volonté ! Tu es la Reine des Damnés ! Le mal est ton seul destin ! Mais je t’arrêterai, dussé-je revenir du royaume des morts. A l’heure de ton apogée, je ; me dresserai contre toi et te jugulerai. Grave mon visage dans ta mémoire, car c’est de moi que viendra ta défaite !
« Et à peine avait-elle prononcé ce serment, cette prophétie, que les esprits se rassemblèrent et commencèrent leur sarabande, ouvrant à la volée les portes du palais et imprégnant l’air des sables du désert.
« Des hurlements s’élevèrent de la foule frappée de panique.
« Mais la Reine commanda aux soldats :
« – Coupez-lui la langue comme j’en ai décidé !
« Et tandis que les courtisans, terrifiés, se plaquaient contre les murs, les soldats se saisirent de Mekare et exécutèrent la sentence barbare.
« Pétrifiée d’horreur, je regardai Mekare, je la vis haleter de douleur. Puis avec une violence étonnante, de ses mains liées, elle repoussa ses bourreaux et, tombant à genoux, elle happa la langue ensanglantée et l’avala avant qu’on ne la piétine ou qu’on ne la jette aux chacals.
« Alors les soldats m’empoignèrent à mon tour.
« Ma dernière vision fut celle d’Akasha, défigurée par la haine, les yeux étincelants, puis de Khayman, le visage baigné de larmes. Les soldats me renversèrent la tête en arrière, soulevèrent mes paupières et m’arrachèrent les yeux.
« Soudain, je sentis une main douce sur ma figure et quelque chose contre mes lèvres. Khayman s’était saisi de mes yeux et les pressai contre ma bouche. Aussitôt je les absorbai de crainte qu’ils ne soient profanés.
« Le vent redoubla, le sable tournoya autour de nous, et j’entendis les courtisans s’enfuir en toussant et criant, malgré les injonctions de la Reine qui les priait de garder leur calme. Je me retournai, cherchant Mekare à tâtons, et sa tête vint se poser au creux de mon épaule, ses cheveux caressèrent ma joue.
« – Brûlez-les, maintenant ! ordonna le Roi.
« – Non, pas tout de suite, s’interposa la Reine. Qu’elles souffrent d’abord.
« Et nous fûmes emmenées, enchaînées l’une à l’autre, puis abandonnées sur le sol de la petite cellule.
« Pendant des heures, les esprits se déchaînèrent sur le palais. Mais le Roi et la Reine abreuvèrent leur peuple de paroles rassurantes : le lendemain, à midi, le royaume serait lavé de tout mal, et d’ici là, les esprits pouvaient faire ce que bon leur semblait.
« Finalement le silence nous enveloppa tandis que nous gisions, prisonnières des mêmes liens. A part le Roi et la Reine, personne ne paraissait bouger dans le palais. Même nos gardes dormaient.
« Voici les dernières heures de notre existence, songeai-je. Demain, Mekare souffrira-t-elle plus que moi quand elle me verra suppliciée par le feu alors que je ne pourrai ni la voir ni l’entendre ? Je la serrai contre moi, elle pressa son visage sur ma poitrine, et ainsi s’égrenèrent les minutes.
« Trois heures environ avant le lever du jour, il y eut un branle-bas dans le couloir. Un cri perçant, puis un bruit de chute. Le garde avait été tué. Le verrou fut tiré et les gonds grincèrent. Mekare s’agita à côté de moi et émit un son qui ressemblait à un gémissement.
« Quelqu’un entra dans la pièce, et je sus intuitivement qu’il s’agissait de Khayman. Mais comme il tranchait nos liens, je lui saisis la main et doutai aussitôt que ce fût lui. Je compris soudain.
« – Ils t’ont métamorphosé ! m’écriai-je.
« – Oui, murmura-t-il d’une voix rageuse où perçait un son nouveau, un son inhumain. Ils m’ont métamorphosé ! Pour mettre leur pouvoir à l’épreuve ! Pour voir si tu disais la vérité ! Ils m’ont inoculé ce poison.
« Il sanglotait, je crois. Un souffle sec et rauque sortait de sa poitrine. Et bien qu’il n’eût pas l’intention de me faire mal, il me broyait le poignet comme dans un étau.
« – Ô, Khayman, dis-je en pleurant. Quelle traîtrise de la part de ceux que tu as si fidèlement servis.
« – Écoutez-moi, magiciennes, lança-t-il avec colère, désirez-vous mourir demain sur le bûcher devant la populace ou voulez-vous combattre ce mal ? Devenir ses égales et ses ennemies ? Car comment triompher d’une force sinon par une force également puissante ? Comment triompher d’une lame sinon par une lame aussi bien trempée ? Magiciennes, puisqu’ils ont pu me métamorphoser, pourquoi ne pourrais-je opérer le même sortilège sur vous ?
« J’eus un mouvement de recul, mais il ne relâcha pas son étreinte. J’ignorais si son projet était réalisable. Je savais seulement que je me refusais à y participer.
« – Maharet, plaida-t-il. A moins d’être terrassés, ils empliront la terre de leur progéniture dégénérée et servile, et qui serait capable de les terrasser si ce n’est des êtres à leur mesure !
« – Non, plutôt mourir, répondis-je tout en pensant malgré moi aux flammes qui m’attendaient. Mais ma faiblesse était impardonnable. Demain, je rejoindrais ma mère. Je quitterais ce monde pour toujours, et rien ne m’y ferait demeurer.
« – Et toi, Mekare ? Vas-tu tenter de réaliser ta malédiction ? Ou laisseras-tu ce soin à tes chers esprits qui – t’ont trahie depuis le début ? demanda-t-il.
« Le vent mugit de nouveau à travers le palais. Les portes se mirent à battre, le sable à tourbillonner contre les murs. Les dormeurs furent tirés de leur sommeil, les serviteurs se précipitèrent dans les couloirs. Je distinguai au milieu de ce tumulte les plaintes sourdes et lugubres des esprits que je préférais.
« – Calmez-vous, leur ordonnai-je. De toute façon, je m’y refuserai. Je n’accepterai pas que ce démon m’habite.
« Or tandis qu’agenouillée, le front contre la muraille, j’essayais de trouver le courage de mourir, je me rendis soudain compte qu’à l’intérieur de cette cellule, la transmutation maléfique s’opérait. Mekare s’y était décidé. Je tendis le bras et touchai deux corps, celui d’un homme et d’une femme, confondus comme dans l’acte d’amour, et alors que je m’efforçais de les séparer, Khayman me frappa si fort que j’en perdis connaissance.
« Mon évanouissement fut de courte durée. Quelque part dans les ténèbres, les esprits gémissaient. Ils avaient avant moi pressenti le dénouement. La tempête se calma, le silence retomba, le palais se rendormit.
« Les mains froides de ma sœur me frôlèrent. Un bruit étrange résonna, une sorte de rire. Pouvait-on rire quand on n’avait pas de langue ? Je n’en savais trop rien. La seule chose dont j’étais sûre, c’est que toute notre vie, nous avions été semblables – jumelles et reflets l’une de l’autre, deux corps et une âme unique. Et maintenant, ma sœur me tenait enlacée dans l’obscurité étouffante de ce réduit, et plus rien n’était pareil, car pour la première fois, nous ne formions plus le même être. Je la sentis presser maladroitement ses lèvres contre ma gorge, je la sentis qui me meurtrissait. Alors, prenant son couteau, Khayman me transperça à sa place. Et je défaillis.
« Oh, ces secondes divines où je revis en esprit la lumière argentée du ciel, et ma sœur, les bras levés, qui souriait tandis que la pluie tombait. Nous dansions sous l’ondée, devant notre peuple rassemblé, et nos pieds nus s’enfonçaient dans l’herbe mouillée. Quand le tonnerre gronda et que l’éclair déchira les nuages, ce fut comme si nos âmes se libéraient de la douleur. Ruisselantes, nous nous réfugiâmes toutes deux dans la grotte, et à la lueur d’une lampe, nous regardâmes les anciennes peintures sur les parois, les peintures tracées par nos aïeules. Blotties l’une contre l’autre, bercées par le tambourinement lointain de la pluie, nous nous perdîmes dans la contemplation de ces sorcières qui dansaient, de la lune qui pour la première fois éclairait la voûte céleste.
« Khayman célébra sur moi le rituel ; puis ma sœur officia de même, et de nouveau Khayman. Vous savez ce qu’il advint de moi. Mais savez-vous ce que le Don Obscur signifie pour une aveugle ? De minuscules étincelles fusèrent dans l’opacité ; puis les contours des objets s’illuminèrent par intermittence, comme lorsqu’on ferme les yeux et que demeurent gravées, derrière les paupières, des taches lumineuses.
« Oui, j’étais capable de me diriger dans le noir. Je tâtonnai pour vérifier la justesse de ma vision. Le mur, l’embrasure de la porte, le couloir devant moi. Le plan de la prison m’apparut vaguement en un éclair.
« Pourtant, jamais la nuit n’avait été aussi silencieuse. Aucune présence surnaturelle ne hantait l’obscurité. Les esprits avaient disparu.
« Et plus jamais ils ne devaient se manifester à moi, répondre à mes appels ou à mes questions. Les fantômes, oui, mais pas les esprits.
« Toutefois, je n’eus pas conscience de cet abandon durant ces premiers instants, ces premières heures, ni même ces premières nuits. Tant d’événements se déroulèrent qui suscitèrent en moi tant de joies et tant d’angoisses.
« Longtemps avant le lever du soleil, nous étions réfugiés, de même que le Roi et la Reine, au plus profond d’une tombe. Khayman nous avait conduites dans le tombeau de son père, le tombeau où le malheureux corps profané avait été de nouveau enseveli. J’avais entre-temps bu mes premières gorgées de sang humain et connu l’extase qui faisait rougir de honte les souverains. Mais je n’avais pas osé dérober les yeux de ma victime. Je n’avais même pas songé à cet expédient. Je ne fis cette découverte que cinq nuits plus tard, alors que nous avions déjà fui la cité royale. Et enfin je vis comme voient les buveurs de sang.
« Nous avancions la nuit en direction du nord. Et à chaque étape Khayman initiait de nouveaux adeptes, les adjurant de se soulever contre le Roi et la Reine, car ceux-ci faisaient croire entre autres mensonges qu’ils étaient seuls à détenir le pouvoir monstrueux.
« Quelle fureur habitait Khayman ! A tous ceux qui le désiraient, il offrait le Don Obscur, jusqu’à en être si affaibli qu’il pouvait à peine marcher à nos côtés. Un seul but l’animait, que les souverains aient des adversaires à leur mesure. Combien de buveurs de sang furent ainsi engendrés, des buveurs de sang qui allaient croître et multiplier et qui provoqueraient les combats dont rêvait Khayman ?
« Mais notre évasion ainsi que notre rébellion étaient vouées à l’échec. Khayman, Mekare et moi devions bientôt être séparés.
« Car le Roi et la Reine, épouvantés par la trahison de Khayman et soupçonnant qu’il nous avait transmis son pouvoir, envoyèrent des soldats à notre poursuite, une troupe qui, elle, pouvait avancer aussi bien le jour que la nuit. Et comme notre nouvelle faim nous contraignait à chasser sans cesse, notre trace était facile à suivre dans les villages le long du fleuve ou même dans les campements sur les pentes des collines.
« Ainsi, moins de quinze jours après notre fuite, nous fûmes rejoints devant les portes de Saqqarah, alors qu’il ne nous restait plus que deux nuits de marche pour atteindre la côte.
« Si seulement nous étions parvenus à la mer. Si seulement nous étions restés ensemble. Le monde avait ressuscité pour nous dans les ténèbres. Désespérément nous nous aimions, désespérément nous avions échangé nos secrets à la lueur de la lune.
« Hélas, une embuscade nous attendait à Saqqarah. Khayman réussit à s’échapper, mais comprenant qu’il ne pouvait nous sauver, il s’enfonça dans les collines pour y guetter l’occasion qui jamais ne se présenta.
« Mekare et moi, nous fûmes encerclées, comme il vous est apparu dans les rêves. Mes yeux me furent de nouveau arrachés. Nous redoutions le bûcher désormais, car sûrement le feu pouvait nous anéantir, et nous priions les forces invisibles de nous accorder la délivrance suprême.
« Cependant le Roi et la Reine craignaient de détruire nos corps. Ils croyaient ce que leur avait expliqué Mekare au sujet d’Amel, l’esprit tout-puissant, qui tous nous infestait, et ils avaient peur de ressentir dans leur propre chair le supplice qu’ils nous infligeraient. Bien sûr, il n’en était rien. Mais qui aurait pu le savoir alors ?
« Nous fûmes donc enfermées dans les sarcophages, ainsi que je vous l’ai dit. L’un destiné à être emporté vers l’est, l’autre vers l’ouest. Les radeaux étaient déjà prêts, afin de nous livrer aux courants des océans immenses. Malgré ma cécité, je les avais vus. J’avais aussi capté les pensées de mes ravisseurs, et savais que Khayman ne pourrait pas nous suivre, car la marche continuerait jour et nuit.
« Quand je me réveillai, je flottais à la dérive sur la mer. Dix nuits, le radeau me porta au gré des flots. J’étais affamée, terrifiée à l’idée que le cercueil coule au fond des eaux, que je sois à jamais ensevelie vivante, moi, cette chose qui ne pouvait mourir. Et lorsque j’échouai enfin sur le rivage de la corne orientale de l’Afrique, je me mis aussitôt à la recherche de Mekare, traversant le continent d’est en ouest.
« Durant des siècles, je poursuivis ma quête. Puis je remontai vers l’Europe. Je sillonnai les grèves rocheuses et parcourus même les îles du Nord jusqu’à ce que j’atteigne les lointains déserts de neige et de glace. Cependant, je retournai souvent dans mon propre village. Mais je vous raconterai bientôt cette partie de l’histoire, car il est important pour moi que vous la connaissiez.
« Néanmoins, tout au long de ces premiers siècles, j’évitais l’Égypte et ses souverains.
« Bien plus tard seulement, j’appris qu’ils avaient édifié une religion fondée sur leur métamorphose, qu’ils se faisaient passer pour les incarnations d’Isis et d’Osiris et avaient altéré ces anciens mythes à leur convenance.
« Le Roi, qui ne pouvait paraître que dans l’obscurité, était devenu Osiris, le dieu des morts et des ténèbres ; et la Reine, Isis, la Mère, celle qui rassemble le corps démembré de son époux, le panse et le ramène à la vie.
« Vous avez lu dans le livre de Lestat – dans ces pages où Marius lui relate le récit tel qu’il lui fut conté – comment les dieux du sang créés par la Mère et le Père sacrifiaient les condamnés dans des sanctuaires dissimulés sur les pentes des collines d’Égypte. Comment cette religion se perpétua jusqu’à l’époque du Christ.
« Et vous y avez appris aussi comment triompha Khayman, le rebelle. Comment les créatures engendrées par lui et égales en puissance aux souverains, finirent par se soulever ; comment les buveurs de sang se combattirent à travers le monde. Akasha, elle-même, révéla ces luttes à Marius, qui en transmit la chronique à Lestat.
« En ces temps reculés, la Légende des Jumelles était déjà née, car les soldats égyptiens témoins des événements de notre vie, depuis le massacre de notre peuple jusqu’à notre ultime capture, en narrèrent les épisodes. Cette légende fut même transcrite à une époque ultérieure par les scribes égyptiens. La croyance voulait qu’un jour Mekare réapparaisse pour tuer la Reine et qu’alors tous les buveurs de sang, ses enfants, périssent avec elle.
« Mais tout ceci se produisit sans que j’en aie connaissance ni que j’y participe, occupée que j’étais à retrouver Mekare.
« Je ne retournai en Égypte, dissimulée sous des voiles noirs, que trois mille ans plus tard afin de constater par moi-même ce qu’il était advenu de la Mère et du Père, ces statues au regard immobile, emprisonnées sous les pierres de leur temple souterrain ! Et les novices accouraient de partout pour étancher leur soif à la source originelle !
« L’un des jeunes prêtres buveurs de sang qui gardaient le sanctuaire m’accueillit. Désirais-je boire ? Si tel était le cas, je devais me présenter devant les anciens, leur jurer ma dévotion au culte séculaire, la pureté de mes intentions. Je faillis lui éclater de rire à la figure.
« Mais quelle horreur de contempler ces formes pétrifiées ! De murmurer leurs noms sans percevoir une lueur dans leurs prunelles, ni le moindre tressaillement sur leurs visages livides.
« Ils étaient ainsi depuis aussi longtemps que remontait la mémoire, me dirent les prêtres. Personne ne savait si le mythe du commencement était véridique. Nous, les tout premiers enfants, étions dénommés Ceux du Premier Sang, ceux qui avaient engendré les rebelles. Mais la Légende des Jumelles avait sombré dans l’oubli. Nul ne se souvenait plus des noms de Khayman, Mekare ou Maharet.
« Une autre fois seulement, un millénaire plus tard, je devais revoir la Mère et le Père. Alexandrie venait d’être ravagée par le grand incendie et le Conseil des anciens avait cherché à détruire ces divinités en les soumettant aux rayons du soleil. Mais leur peau n’avait fait que se teinter de bronze sous la chaleur, tant leur résistance était maintenant extrême. Car, ainsi que vous le savez, bien que nous soyons toujours contraints de dormir le jour, la lumière devient moins meurtrière à mesure que s’écoule le temps.
« Cependant, durant ces heures où la Mère et le Père avaient été exposés au jour, des milliers de jeunes buveurs de sang à travers le monde s’étaient embrasés comme des torches ; même les plus vieux d’entre nous avaient quelque peu souffert et foncé légèrement. Mon bien-aimé Éric qui avait alors mille ans et vivait avec moi en Inde, avait été gravement brûlé durant cette interminable journée. Il me fallut lui donner beaucoup de mon sang pour qu’il se rétablisse. Quant à moi, si mon teint n’avait fait que se colorer, j’endurai plusieurs nuits des souffrances certaines.
« Ce phénomène restait mystérieux. Je voulais savoir pourquoi, dans mes rêves, j’avais vu des flammes et entendu les cris de tant d’agonisants, pourquoi certains êtres que j’avais engendrés, mes très chers novices, avaient succombé à ce supplice innommable.
« Je quittai donc l’Inde pour l’Égypte, cette contrée honnie. Ce fut alors que j’appris l’existence de Marius, un jeune buveur de sang romain, miraculeusement réchappé du feu, qui avait dérobé à Alexandrie la Mère et le Père et les avait emmenés là où personne ne pourrait jamais les brûler, ni nous avec eux.
« Il ne me fut pas difficile de le trouver. Comme je vous l’ai dit, au tout début, nous ne pouvions communiquer les uns avec les autres. Mais à mesure que passait le temps, nous parvînmes à capter les voix des plus jeunes comme nous le faisions de celles des humains. A Antioche, je découvris donc la maison de Marius, un véritable palais où il menait une existence patricienne, même si aux dernières heures de la nuit il traquait ses victimes à travers les ruelles sombres de la ville.
« Il avait déjà rendu immortelle Pandora, l’être qu’il aimait entre tous. Et il avait placé la Mère et le Père dans un ravissant mausolée, construit de ses propres mains, en marbre de Carrare et en mosaïque, où il les honorait telles de vraies divinités.
« Je guettai le moment opportun, et quand lui et Pandora partirent chasser, je réussis à pénétrer dans la demeure.
« Je vis la Mère et le Père, la peau assombrie comme la mienne, et cependant aussi beaux et inanimés qu’un millénaire auparavant. Il les avait installés sur un trône où ils restèrent rivés deux mille ans, ainsi que vous le savez. Je m’approchai d’eux, les touchai, les frappai même, sans jamais obtenir la moindre réaction. Alors, à l’aide d’un long poignard, je transperçai la chair de la Mère, devenue une cuirasse aussi flexible que la mienne. Je transperçai le corps immortel, tout à la fois indestructible et trompeusement fragile, et la lame s’enfonça jusqu’au cœur que je tailladai rageusement.
« Un moment, le sang coula, épais et visqueux, et le cœur cessa de battre. Puis la plaie commença à se refermer et la flaque de sang se solidifia comme de l’ambre sous mes yeux.
« Mais plus important encore, durant ces quelques secondes où le cœur n’avait plus fonctionné, j’avais éprouvé une sensation de vertige, de rupture, la caresse même de la mort. De toute évidence, à travers le monde, les buveurs de sang avaient ressenti le même malaise ; les novices plus intensément peut-être, qui s’étaient écroulés comme traversés par une décharge électrique. Le noyau d’Amel était toujours implanté en Akasha. Les terribles brûlures d’abord, puis l’expérience du poignard démontraient que la survie de notre race dépendrait éternellement de la préservation de son enveloppe charnelle.
« S’il en avait été autrement, je l’aurais détruite alors, je l’aurais dépecée membre après membre. Le temps ne pouvait apaiser ma haine, la haine que je nourrissais contre elle pour avoir massacré mon peuple et m’avoir séparée de Mekare. Mekare mon miroir, ma sœur.
« Quelle bénédiction si les siècles avaient pu m’enseigner le pardon ; si mon âme s’était élevée au point d’accepter les maux subis par mon peuple et par moi.
« Mais, seule l’âme humaine se perfectionne avec le temps, elle seule apprend au fil des ans à mieux aimer et absoudre. Je suis rivée au passé par des chaînes que je ne peux briser.
« Avant de quitter ce lieu, j’effaçai toute trace de mon passage. Puis, longuement encore, je contemplai les deux statues, les deux êtres maléfiques qui avaient exterminé mes proches, persécuté ma sœur et moi et connu tant de malheurs en retour.
« – Toi, tes soldats et leurs épées, vous n’avez pas réussi à nous vaincre, dis-je à Akasha. Car ma fille, Miriam, a survécu pour perpétuer notre lignée. Et cette survivance qui n’a sans doute aucun sens pour toi, condamnée au silence sur ce banc royal, est une victoire pour moi.
« Et c’était vrai ! Mais je reviendrai sur l’histoire de ma famille. Pour l’heure, laissez-moi vous parler de l’unique triomphe d’Akasha, du fait que plus jamais Mekare et moi ne devions être réunies.
« Car ainsi que je vous l’ai dit, jamais durant mes errances, je ne rencontrai quiconque, homme, femme ou vampire, qui eût posé son regard sur Mekare ou entendu prononcer son nom. J’explorai toutes les contrées du globe. Mais elle avait disparu, engloutie, semblait-il, par le grand océan de l’Ouest. Et je n’étais plus qu’un être mutilé en quête de la partie de moi-même qui me rendrait mon intégrité.
« Pourtant, au cours des premiers siècles, je savais que Mekare était vivante. Parfois la jumelle que j’étais ressentait la souffrance de l’autre jumelle. Comme dans un cauchemar, j’éprouvais une douleur inexplicable. Mais ces phénomènes mystérieux se produisent également chez les mortels nés d’un même ovule. Cependant, au fur et à mesure que ma chair se durcissait, que l’humain disparaissait de moi, et que ce corps immortel prévalait, ce lien avec ma sœur se détendait. Néanmoins, j’étais certaine, certaine qu’elle vivait.
« Je conversais avec elle tout en parcourant les côtes désertes et en scrutant la mer glacée. Et dans les grottes du mont Carmel, je gravais notre histoire, nos tourments, toutes les scènes qui vous sont apparues en rêve.
« A travers les âges, de nombreux mortels trouvèrent ces grottes et virent ces peintures. Puis ils en oubliaient l’existence pour les découvrir à nouveau.
« Enfin, durant ce siècle, un jeune archéologue, en ayant entendu parler, escalada un après-midi les pentes du mont Carmel. Et quand il aperçut les dessins que j’avais tracés des millénaires auparavant, son cœur bondit dans sa poitrine, car il y reconnut les mêmes personnages qu’il avait contemplés de l’autre côté de l’océan, dans une caverne perdue au-dessus des forêts vierges du Pérou.
« Je ne fus informée de ses recherches que des années plus tard. Il avait voyagé de par le monde, présentant les preuves de sa découverte : les photographies des peintures rupestres de l’Ancien et du Nouveau Monde, ainsi qu’un vase exhumé des réserves d’un musée, une pièce datant de cette époque reculée où la Légende des jumelles était encore connue.
« Je ne puis vous décrire ma douleur et mon exaltation quand je posai mes yeux sur les reproductions des dessins qu’il avait trouvés dans la caverne du Pérou.
« Car Mekare avait taillé dans le roc exactement les mêmes figures que moi. Son cœur, son cerveau et sa main, si semblables aux miens, avaient créé les mêmes images de souffrance et de désespoir. Quelques détails différaient, mais son empreinte était évidente.
« Le radeau de Mekare avait dérivé sur l’immense océan de l’Ouest jusqu’à une terre inexplorée de notre temps. Peut-être des siècles avant que l’homme n’eût pénétré le Sud du continent sauvage, ma sœur avait échoué sur ces rivages, pour y connaître sans doute la plus extrême solitude. Combien d’années avait-elle erré parmi les oiseaux et les fauves avant d’apercevoir un visage humain ?
« Cet isolement inconcevable avait-il duré des siècles, des millénaires ? Ou avait-elle rencontré immédiatement des mortels pour la réconforter – à moins qu’ils ne l’aient fuie, terrorisés ? Ma sœur avait-elle perdu la raison bien avant que le sarcophage qui l’emprisonnait ne touche le continent sud-américain ? Je ne devais jamais l’apprendre.
« Tout ce que je savais, c’est qu’elle avait hanté ces lieux et que des milliers d’années plus tôt elle avait gravé ces dessins, comme je l’avais fait moi-même dans les grottes du mont Carmel.
« Bien sûr, je fournis à cet archéologue les moyens de poursuivre ses travaux sur la Légende des Jumelles. Et j’entrepris en personne le voyage jusqu’en Amérique du Sud. Avec Éric et Mael, j’escaladai une nuit les flancs de la cordillère péruvienne pour contempler de mes propres yeux l’œuvre de ma sœur. Ces peintures paraissaient si anciennes ! Selon toute probabilité, elles avaient été faites au cours des cent premières années qui avaient suivi notre séparation.
« Mais ni sur ce continent ni ailleurs, nous ne découvrîmes d’autres indices du passage de Mekare. Était-elle enfouie si profond dans les entrailles de la terre que les appels de Mael et d’Éric ne pouvaient l’atteindre ? Dormait-elle dans une grotte, statue blanche au regard pétrifié que la poussière des ans recouvrait ?
« Cette idée m’est intolérable.
« La seule chose que je sache, de même que vous maintenant, c’est qu’elle est sortie de son immobilité. Est-ce Lestat qui l’a réveillée de son long sommeil avec ses chansons – ces mélodies diffusées sur les ondes aux quatre coins du globe ? Sont-ce les milliers de buveurs de sang qui les ont captées, déchiffrées et y ont répondu par la pensée ? Est-ce Marius lorsqu’il nous a alertés de la résurrection de la Mère ?
« Peut-être est-ce le pressentiment obscur né de tous ces messages, que l’heure est venue d’accomplir la malédiction séculaire. Je ne puis l’affirmer. Tout ce dont je suis certaine c’est qu’elle avance en direction du nord, que son itinéraire est erratique, et que mes efforts pour repérer son cheminement à travers les esprits d’Éric et de Mael ont échoué.
« Ce n’est pas moi qu’elle cherche. J’en suis convaincue. C’est la Mère. Et les pérégrinations d’Akasha la déroutent. Mais elle la trouvera, si tel est son but ! Elle la trouvera. Peut-être comprendra-t-elle qu’elle peut s’élever dans les airs à l’instar de son ennemie, et aussitôt elle volera comme une flèche.
« Elle trouvera la Mère. Je le sais. Et l’alternative sera simple : ou bien elle mourra, ou bien la Mère mourra, et nous tous en même temps.
« Mekare est aussi puissante que moi, si ce n’est plus. Elle est l’égale d’Akasha. Et sa fureur peut déchaîner en elle une violence incommensurable.
« Je ne crois pour ma part ni aux malédictions ni aux prophéties : les esprits qui m’en ont enseigné le bien-fondé m’ont abandonnée depuis des milliers d’années. Mais Mekare croyait de tout son être à cette malédiction quand elle la prononça. Elle lui impulsa sa force. Et aujourd’hui ses rêves n’évoquent que les origines, les causes de son ressentiment, et ne font qu’aiguiser son désir de vengeance.
« Mekare est capable de réaliser la prédiction ; et sans doute serait-ce le mieux pour nous tous. Si elle ne détruit pas Akasha, si nous ne détruisons pas Akasha, quelle sera l’issue ? Nous sommes au courant maintenant des atrocités commises par la Mère. Comment le monde pourrait-il l’empêcher, de poursuivre son œuvre diabolique s’il ne connaît rien d’elle ? S’il ignore sa puissance colossale et sa vulnérabilité certaine, ce pouvoir qu’elle a de broyer des corps et cette fragilité physique qui l’expose à être elle-même transpercée dans sa chair ? S’il ignore que ce monstre, capable de voler, de lire dans les pensées, de produire le feu par la seule force de son esprit, peut à son tour être brûlé ?
« Comment l’arrêter tout en nous préservant nous-mêmes, voilà la question. Je désire vivre aujourd’hui autant qu’hier. Je ne veux pas fermer mes yeux sur cet univers. Je ne veux pas que soient anéantis ceux que j’aime. Même les jeunes, ceux qui sont encore contraints de tuer. Est-ce mal de ma part ? Ou ne sommes-nous pas une espèce, et ne partageons-nous pas le désir de survie inhérent à toute espèce ?
« Songez à ce que je vous ai révélé au sujet de la Mère. Au sujet de son âme et de la nature du démon qui l’habite, son noyau tapi au plus profond d’elle. Songez à cet être immense et invisible qui anime chacun d’entre nous.
« Nos corps ne sont que les réceptacles de son énergie, au même titre que les postes de radio sont les récepteurs des ondes invisibles qui propagent le son. Nous sommes les rameaux d’une souche unique.
« Réfléchissez à ce mystère. Car si nous le sondons, peut-être découvrirons-nous le moyen de nous sauver.
« J’aimerais à ce propos que vous examiniez un autre point – sans doute l’enseignement le plus précieux que l’expérience m’ait apporté.
« Dans ces temps reculés où, sur les pentes de notre montagne, les esprits nous parlaient, à ma sœur et à moi, qui aurait jugé leurs manifestations dérisoires ? Prisonnières de leurs pouvoirs, nous pensions au contraire de notre devoir d’utiliser nos dons de sorcellerie pour le bien de notre peuple, comme le crut ensuite Akasha.
« Durant des millénaires, la croyance dans le surnaturel a été ancrée au fond de l’âme humaine. J’aurais alors pu affirmer que le sacré constituait un élément essentiel, indispensable aux hommes, un élément sans lequel ils ne pouvaient prospérer, encore moins se perpétuer.
« Nous n’avons cessé d’assister à la naissance de cultes et de religions. Parcourez les villes d’Asie et d’Europe, regardez les temples encore debout et les cathédrales du dieu chrétien qui retentissent toujours des hymnes à sa gloire. Visitez les musées de tous les pays : la peinture et la sculpture d’inspiration religieuse y règnent en maîtres.
« Quelle réussite grandiose : l’art nourri du feu de la ferveur !
« Cependant, combien de vies a dévoré cette foi qui galvanise les peuples et soulève les armées ; qui répartit la carte des nations en vainqueurs et vaincus ; qui décime les adorateurs des dieux étrangers.
« Mais au cours des derniers siècles, un miracle s’est produit qui n’a rien à voir avec les esprits, les apparitions ou les voix descendues du ciel pour dicter à tel ou tel fanatique ce qu’il convient de faire.
« Nous avons vu l’humanité abandonner lentement les traditions et les lois fondées sur la révélation, chercher des vérités éthiques édifiées sur la raison, et une pratique basée sur le respect des réalités matérielles et spirituelles.
« Et du fait même de cette défiance, une ère de lumières est advenue. Car désormais les hommes et les femmes puisent leur inspiration, non dans le royaume de l’invisible, mais dans celui de l’humain – tout à la fois chair et esprit, visible et invisible, concret et transcendant.
« Les médiums, les voyants, les sorciers, si vous voulez, n’ont plus aucune utilité, j’en suis convaincue. Les esprits ne peuvent plus rien pour nous. Nous avons dépassé ce stade et progressons vers une perfection que le monde n’a jamais connue.
« Le verbe s’est enfin fait chair, pour citer l’ancienne parole biblique dans tout son mystère. Mais le verbe est celui de la raison, et la chair, la reconnaissance des besoins et des désirs communs à tous les hommes.
« Et qu’apporterait notre Reine à ce monde ? Que pourrait-elle lui offrir, elle dont l’existence est désormais stérile, dont l’esprit s’est enlisé pendant des siècles dans des rêves d’un autre âge ?
« Il faut l’arrêter. Marius a raison. Qui pourrait le contredire ? Nous devons nous tenir prêts à aider Mekare, non à entraver son action, même si cela signifie la mort pour nous tous.
« Mais permettez-moi de vous conter le dernier chapitre de mon récit, car il éclaire la menace que représente la Mère pour chacun d’entre nous.
« Comme je vous l’ai dit, ma famille ne fut pas anéantie par Akasha. Elle s’est perpétuée dans Miriam, ma fille, dans ses filles et dans les filles nées de celles-ci.
« Moins de vingt ans après que les soldats nous eurent emmenées à la cour de Kemet, je retournai dans le village où j’avais laissé Miriam pour retrouver une jeune femme nourrie des tristes événements qui deviendraient la Légende des Jumelles.
« Une nuit, je la conduisis jusqu’aux grottes de ses aïeux et lui remis les quelques colliers et l’or encore enfouis dans les salles peintes dont personne n’osait franchir le seuil. Je lui racontai ce que je savais de ses ancêtres. Mais je l’adjurai de se méfier des esprits, des entités invisibles, quel que fût le nom qu’on leur donnait, surtout si ce nom était dieu.
« Puis je m’installai à Jéricho, parce que dans ses rues grouillantes, il était facile d’échapper aux regards curieux et de traquer mes victimes, des désespérés que je pouvais tuer sans remords.
« Mais je rendis souvent visite à Miriam au cours des ans. Elle donna naissance à deux garçons et à quatre filles, lesquelles à leur tour mirent au monde cinq enfants qui vécurent jusqu’à l’âge mûr, et parmi ces enfants, deux femmes qui enfantèrent huit fois. Les histoires de la famille furent enseignées par leurs mères à ces enfants, ainsi que la Légende des Jumelles – ces sœurs qui jadis parlaient aux esprits et faisaient tomber la pluie, et qui avaient été persécutées par de cruels souverains.
« Deux siècles plus tard, je consignai pour la première fois les noms de tous les membres de ma famille, et il me fallut quatre tablettes d’argile pour ce faire. Je gravai alors le récit de nos origines, l’histoire de ces femmes qui remontait au Temps d’avant la Lune.
« Et même si pour explorer les côtes sauvages de l’Europe, du Nord à la recherche de Mekare, il m’arrivait de m’absenter un siècle de ma terre natale, je revenais toujours vers mon clan, mon refuge secret dans les montagnes et ma maison de Jéricho ; et je notais de nouveau la progression de ma famille, lesquelles des filles avaient donné le jour à des filles, et le nom de ces dernières. Je n’oubliais pas les garçons pour autant : je m’attachais à transcrire leurs destinées, leurs réussites et parfois leurs actes d’héroïsme. Mais je ne mentionnais en aucun cas leur progéniture, car il m’était impossible de savoir si les enfants des hommes étaient vraiment de mon sang. C’est ainsi que la filiation devint matrilinéaire et l’est restée jusqu’aujourd’hui.
« Mais jamais, jamais, durant tout ce temps, je ne révélai à ma famille la mutation diabolique dont j’avais été victime. J’étais déterminée à ce que ce mal épargne ma descendance. Aussi n’utilisais-je mes pouvoirs surnaturels qu’en secret ou d’une façon qui pouvait être expliquée raisonnablement.
« Dès la troisième génération, j’étais considérée, lors de mes visites, comme une parente rentrée au bercail après des années d’absence. Et lorsque j’intervenais, pour distribuer richesses et conseils, c’était comme l’aurait fait un être humain, rien de plus.
« Pendant des millénaires, je veillai discrètement sur ma famille, survenant de temps à autre, pour serrer mes enfants dans mes bras.
« Mais vers le début de l’ère chrétienne, une autre idée me vint : j’imaginai une branche de la famille chargée de consigner et de garder ses archives. Et à chacune des générations de cette branche fictive, une prétendue cousine était responsable de cette tâche. Le prénom de Maharet était attaché à la fonction. Et quand la vieille Maharet mourait, une jeune Maharet reprenait aussitôt le flambeau.
« Ainsi me mêlais-je à la famille qui elle-même me connaissait et me chérissait. Je devins la correspondante, la bienfaitrice, la visiteuse mystérieuse mais fidèle qui apparaissait pour régler les différends et redresser les torts. Et même si je brûlais de mille passions, habitais des siècles durant d’autres contrées, m’initiais à de nouvelles langues et traditions, si je ne cessais pas de m’émerveiller de la beauté infinie de cette planète et de la fécondité de l’imagination humaine, je retournais toujours au sein de ma famille, cette famille qui s’appuyait sur moi.
« Et jamais au cours de ces millénaires, je ne me suis enfouie dans la terre comme tant d’entre vous l’ont fait. Jamais je n’ai eu à affronter la folie et l’oubli comme la plupart des anciens, qui, à l’exemple de la Mère et du Père, se sont souvent mués en statues dans les profondeurs d’un tombeau. Pas une fois, depuis ces temps reculés, le soleil ne s’est couché que je n’aie ouvert les paupières, su mon nom, reconnu le monde autour de moi et ressaisi le fil de ma propre existence.
« Pourtant, la démence me guettait, moi aussi. La lassitude m’envahissait parfois. La douleur m’emplissait d’amertume. Les mystères de l’univers me déroutaient.
« Mais j’avais la chronique de ma famille à sauvegarder, ma descendance à protéger et à guider. Aussi, même dans les heures les plus sombres, lorsque la destinée humaine me semblait monstrueuse et l’évolution de ce monde incompréhensible, je me tournais vers ma famille comme vers la source de toute vie.
« Et elle m’enseignait les rythmes et les passions de chaque ère ; elle m’entraînait dans des contrées où je ne me serais peut-être jamais aventurée seule ; elle m’ouvrait à des domaines artistiques que je n’aurais sans doute pas osé aborder autrement. Elle était mon mentor à travers le temps et l’espace. Mon professeur, le livre de l’existence. Elle était tout pour moi. »
Maharet s’interrompit.
Un instant, elle parut sur le point de poursuivre. Mais elle se leva et considéra tour à tour chacun des membres de l’assistance avant de fixer les yeux sur Jesse.
— Venez maintenant, dit-elle. Je veux vous montrer ce qu’il est advenu de cette famille.
Calmement, tous lui obéirent. Ils attendirent qu’elle ait contourné la table puis la suivirent hors de la salle jusque dans une autre énorme pièce aux murs aveugles, couverte d’une verrière.
Jesse était la dernière, mais avant même d’en avoir franchi le seuil, elle sut ce qu’elle allait y trouver. Une douleur délicieuse la parcourut, une douleur imprégnée de joie et de nostalgie. C’était dans cette salle sans fenêtre que Maharet l’avait conduite des années auparavant.
Avec quelle précision elle se rappelait le foyer de pierre, les divans de cuir sombre, le tapis. Et cette atmosphère de fièvre et de mystère qui depuis lors n’avait cessé de la hanter, la précipitant dans des rêves obscurs.
Oui, là, l’immense carte électronique du globe, piquetée de milliers de points lumineux.
Et les trois autres murs, apparemment revêtus d’un fin grillage noir, – en fait d’un gigantesque dessin à l’encre, recouvrant chaque millimètre du sol au plafond, et se ramifiant à partir d’une racine unique en des millions de branches minuscules, chacune entourée d’innombrables noms soigneusement inscrits.
Le souffle coupé, Marius examinait tour à tour le planisphère géant et l’arbre généalogique, tandis qu’Armand esquissait un petit sourire mélancolique et que Mael dissimulait sa stupéfaction derrière un léger froncement de sourcils.
Les autres aussi regardaient en silence. Éric connaissait déjà cette salle. Mais Louis, le plus humain d’entre eux, était au bord des larmes. Daniel, lui, écarquillait les yeux. Quant à Khayman, le regard voilé d’une sorte de tristesse, il semblait contempler la carte sans la voir, comme si son esprit remontait loin dans le passé.
Gabrielle hocha lentement la tête.
— Voilà donc la Grande Famille, dit-elle en se tournant vers Maharet.
Maharet acquiesça d’un signe.
Elle désigna d’un geste circulaire la carte tentaculaire qui tapissait le mur derrière elle.
Jesse suivit des yeux le cortège de plus en plus dense des petites lumières qui traversait les contrées, quittant la Palestine, se déployant à travers l’Europe, pénétrant en Afrique, puis en Asie, et enfin dans les deux continents du Nouveau Monde. Des myriades de lumières de différentes couleurs. Elle lut aussi les anciens noms des continents, des pays et des mers, gravés en lettres dorées sur la plaque de verre qui recouvrait les montagnes, les plaines et les vallées en relief.
— Ce sont mes descendants, dit Maharet, les descendants de Miriam, notre fille à Khayman et à moi. Notre lignée retracée de femme en femme depuis six mille ans.
— Inimaginable ! murmura Pandora, émue aux larmes, elle aussi.
Cette découverte paraissait lui faire mal, lui rappeler tout ce qu’elle avait perdu depuis si longtemps.
— Ce n’est qu’une famille humaine, reprit doucement Maharet. Néanmoins, ses membres ont essaimé aux quatre coins du monde, et ceci sans tenir compte des descendants des mâles, sûrement aussi nombreux que ceux des femmes, de tous ceux disparus dans les immensités de la Grande Russie ou de la Chine, et de tous ceux, enfin, dont j’ai perdu la trace au cours des siècles. Il n’empêche que leur postérité existe. Pas un peuple, pas une race, pas une nation qui ne compte des bourgeons de notre famille. Elle est en somme la Grande Famille des hommes.
— Oui, souffla Marius, son visage soudain coloré, éclairé d’une émotion humaine. Une seule famille, symbole de toutes les autres.
Il se dirigea vers l’énorme carte et étudia le flux des lumières sur les reliefs soigneusement modelés.
Jesse sentit l’atmosphère de cette nuit lointaine l’envelopper. Puis inexplicablement, ces souvenirs s’estompèrent, comme s’ils n’avaient plus d’importance. Elle était ici, au cœur des secrets, elle était de nouveau dans cette pièce.
Elle se rapprocha du graphique sombre et parcourut les milliers de noms calligraphiés à l’encre noire. Puis en reculant, elle observa le tracé d’un rameau, un rameau fin et délicat qui s’élevait lentement jusqu’au plafond en dessinant des formes compliquées.
Dans l’exaltation la plus complète, elle songea avec amour à tous ces êtres qui avaient composé la Grande Famille, aux liens mystérieux qui les unissaient. Cet instant se situait hors du temps. Elle ne voyait plus les visages blêmes de ses nouveaux frères de sang, les formes immortelles saisies dans leur immobilité inquiétante.
Quelque chose du monde réel était encore vivant pour elle, quelque chose qui inspirait le respect, le chagrin, et faisait naître en elle le sentiment peut-être le plus ardent qu’elle eût jamais été capable d’éprouver. Un moment, le naturel et le surnaturel lui parurent receler le même mystère, exercer la même fascination. Et toutes les prouesses des immortels ne pouvaient éclipser cette vaste et simple chronique de la Grande Famille.
Sa main se leva, animée d’une vie propre, et le bracelet de Mael qui ne quittait pas son poignet scintilla tandis que sa paume se posait sur le mur, recouvrant une centaine de noms.
— Voici ce qui est menacé, dit Marius, sa voix adoucie par la tristesse, ses yeux toujours rivés sur la carte.
Elle fut surprise qu’une voix puisse être tout à la fois aussi forte et aussi douce. Non, pensa-t-elle, personne ne touchera à la Grande Famille. Personne !
Elle se tourna vers Maharet qui la regardait. Et nous voici, Maharet et moi, aux deux extrémités de cet arbre, se dit-elle.
Elle sentit sourdre en elle une douleur terrible. Autant se laisser entraîner loin de toutes les choses réelles lui avait paru enivrant, autant imaginer que ces mêmes choses puissent disparaître d’un coup lui était intolérable.
Durant toutes ces longues années à Talamasca où elle avait côtoyé des fantômes capables de terrifier leurs victimes désemparées, des médiums, voyants, télépathes et autres professionnels du parapsychique, elle avait toujours su que le surnaturel ne pourrait jamais imprimer sa marque sur le réel. Maharet avait eu totalement raison ! Oui, le surnaturel était inutile, inoffensif même, sans véritable pouvoir d’intervention !
Mais désormais tout pouvait basculer. L’irréel avait été fait réel. Il était absurde de se tenir dans cette salle étrange, parmi ces créatures raides et imposantes, et prétendre que le monde des mortels était à l’abri de tout bouleversement. Cet être, cette créature dénommée la Mère, pouvait déchirer le voile qui l’avait si longtemps dissimulée aux yeux des humains et frapper des millions de ces malheureux.
Que voyait Khayman qui la contemplait comme s’il pénétrait ses pensées ? Voyait-il en elle sa fille ?
— Oui, dit Khayman. Ma fille. Et ne crains rien. Mekare viendra et la malédiction s’accomplira. La Grande Famille survivra.
— Quand la Mère est sortie de son immobilité, je n’ai pas soupçonné l’ampleur de son dessein, soupira Maharet. Qu’elle tue ses enfants, qu’elle annihile le mal né d’elle, de Khayman et de moi, de chacun d’entre nous qui dans notre solitude avons partagé son pouvoir, ce projet, je ne pouvais pas vraiment le contester ! Quel droit avons-nous de vivre, de posséder l’immortalité ? Nous sommes des monstres, des aberrations de la nature. Et bien que je tienne à la vie, bien que j’y tienne tout aussi éperdument que jamais, je ne peux pas dire qu’elle ait eu tort de massacrer tant...
— Elle en massacrera davantage ! la coupa Éric, désespéré.
— Mais c’est la Grande Famille qu’elle menace aujourd’hui, poursuivit Maharet. C’est sur le monde qu’elle veut régner. A moins que...
— Mekare viendra et accomplira la malédiction, répéta Khayman, le visage illuminé d’un sourire confiant. C’est dans ce but que je l’ai métamorphosée. La malédiction pèse sur nous désormais.
Maharet sourit à son tour, mais son expression était triste, indulgente, curieusement distante.
— Dire que tu crois encore à ce genre de parallélisme, fit-elle.
— Et nous mourrons tous ! s’écria Éric.
— Il y a sûrement un moyen de la tuer sans nous supprimer nous-mêmes, intervint froidement Gabrielle. Nous devons y réfléchir, nous tenir prêts, forger un plan.
— On ne peut aller contre cette prophétie, murmura Khayman.
— Si nous avons appris une chose, Khayman, dit Marius, c’est bien que le destin n’existe pas. Et s’il est un leurre, les prophéties le sont également. Mekare vient ici pour s’acquitter de son serment. Peut-être est-ce tout ce dont elle se souvient, tout ce dont elle est capable, mais cela ne signifie pas qu’Akasha soit désarmée contre elle. Tu ne penses quand même pas que la Mère ignore le réveil de Mekare ? Tu ne penses pas que les rêves de ses enfants lui ont échappé ?
— Mais les prophéties se réalisent quoi qu’il arrive, s’obstina Khayman. Là est leur vertu magique. Nous savions tous dans les temps anciens que le pouvoir des sortilèges réside dans la volonté de ceux qui en sont à l’origine ; nous admettions alors que nous pouvions mourir si tel était le dessein d’un autre. Et les rêves, Marius, les rêves font partie d’un grand dessein.
— Ne parle pas comme si la cause était perdue, dit Maharet. Nous disposons d’une autre arme. Nous pouvons faire appel à la raison. La Reine a maintenant l’usage de la parole, que je sache. Elle comprend ce qu’on lui dit. Peut-être est-il possible de la détourner de...
— Tu es folle, complètement folle ! s’exclama Éric dont la terreur croissait de minute en minute. Tu vas parlementer avec ce monstre qui parcourt le monde en exterminant sa progéniture ! Que connaît-elle de la raison, cette créature qui incite des femmes ignorantes à se rebeller contre leurs compagnons ? Elle n’a jamais connu que le carnage, la mort et la violence, comme le démontre ton histoire. Nous ne changeons pas, Maharet. Combien de fois me l’as-tu répété ? Nous ne faisons que polir les traits dont la nature nous a dotés.
— Aucun d’entre nous ne veut mourir, Éric, répéta Maharet patiemment.
Mais quelque chose attira soudain son attention, ainsi que celle de Khayman. Jesse les observa tous deux, essayant de deviner ce qui se passait. Elle remarqua alors que Marius, lui aussi, avait imperceptiblement modifié son attitude. Éric était pétrifié. Quant à Mael, il la regardait fixement.
Ils entendaient un bruit. Elle le comprit à la façon dont leurs yeux bougeaient. Les gens écoutent avec leurs yeux. Leur regard danse tandis qu’ils s’imprègnent d’un son et tentent de le localiser.
— Les jeunes devraient descendre immédiatement dans la cave, dit tout à coup Éric.
— Ça ne servirait à rien, répliqua Gabrielle qui tendait en vain l’oreille. Et de toute façon, j’ai envie de rester.
— Vas-tu la laisser nous détruire un à un ? cria Éric à Maharet.
Maharet ne répondit pas. Elle tourna lentement la tête en direction du palier.
Jesse finit par discerner le bruit. L’ouïe humaine ne pouvait certainement pas le percevoir. C’était comme un courant sans vibration qui la traversait, ainsi que chaque particule de matière dans la pièce. Une onde, une résonance sourde qui la submergeait et la désorientait. Elle voyait bien que Maharet et Khayman se parlaient, mais elle ne parvenait pas à entendre ce qu’ils se disaient. Stupidement, elle se boucha les oreilles et s’aperçut que Daniel avait fait de même, alors qu’il était comme elle conscient de l’inutilité de ce geste.
Le son parut soudain freiner la course du temps. Jesse chancela. Elle s’adossa au mur et scruta la carte à l’autre bout de la pièce, comme pour y puiser du courage. Elle observa le flot des lumières s’écoulant d’Asie Mineure vers le sud et le nord.
Une trépidation inaudible emplit la salle. Le bruit s’était éteint, et pourtant l’air résonnait d’un silence assourdissant.
Comme dans un rêve, elle vit surgir dans l’encadrement de la porte le vampire Lestat. Il observa un instant les anciens, leurs visages sévères et méfiants, avant de se précipiter dans les bras de Gabrielle puis dans ceux de Louis. Il se tourna ensuite vers elle, et aussitôt elle capta dans son esprit l’image du repas funéraire, des jumelles, du corps étendu sur l’autel. Il ne savait pas ce que signifiait cette vision ! Il n’en savait toujours rien.
Cette découverte la stupéfia. Elle se rappela ce moment sur la scène où il s’était efforcé de reconnaître cette même image fugitive tandis qu’on les séparait.
Puis, alors que Gabrielle, Louis et Armand l’entraînaient, il esquissa un petit sourire à son adresse et murmura : « Jesse. »
Comme sa peau était livide maintenant ! Et pourtant il n’avait rien perdu de sa chaleur, de son exubérance, de son enthousiasme presque enfantin.